Texto leído en la 11a. edición del encuentro estudiantil de filosofía PHILOPOLIS, el 15 de febrero de 2020, en la sede de la Université du Québec á Montreal, UQAM.
Agradezco a Virginie Mermet y a Madeleine Pérusse -quien desde nuestra época universitaria me ha seducido la fantasía con la cultura quebequense- por la revisión que han hecho a este texto y la corrección de mi anquilosado francés.
Le coupable ce n’est pas moi, ni mes fringues, ni l’endroit, le violeur c’est toi! Le violeur c’est toi, c’est la police, c’est la justice, c’est l’état, la société!
Las Tesis, Un violador en tu camino, traduite au français et chantée au Trocadéro en décembre 2019
C’est très émouvant pour moi, de pouvoir à nouveau parler en français, après l’avoir seulement lu pendant quarante ans. Toute langue que l’on reprend après l’avoir laissé nous révèle une articulation différente par rapport à la langue que l’on parle chaque jour, dans laquelle on étudie et on pense, et elle nous oblige à être conscientes de l’unité formelle entre la conception des idées, l’ontologie de la culture et la possibilité de disloquer le regard d’avec ce que l’on croit convenu. Traduire un concept pour pouvoir l’utiliser dans un contexte différent de celui où il a été conçu nous ouvre des possibilités de compréhension et de dialogue qui n’existeraient pas sans la volonté de passer d’une langue à une autre, volonté de communication, de mettre en contact les organisations de la réalité que chaque langue représente. En dépit, bien sûr, d’une certaine perte de subtilité.
La philosophie latino-américaine et les féminismes latino-américains vivent à présent un moment de visibilité hors du continent grâce à l’ouverture dont jouissent la théorie décoloniale et la « vague » massive anti-néoliberale, communautaire, anonyme, centrée sur la lutte contre la violence structurelle du système contre les corps féminisés des jeunes femmes, et qui fait frémir depuis le Chili et l’Argentine jusqu’au Mexique. L’importance des idées de la « colonialité » du pouvoir, comme forme ou mode de pouvoir global, et de la « race » comme catégorie primordiale de la Modernité, d’après le péruvien Anibal Quijano (1930 – 2018), influence à présent les études critiques sur la domination sociale dans le monde entier. De la même façon, comme l’a mis en évidence le chant chorégraphié « Un violeur sur ton chemin » des chiliennes du collectif Las Tesis, qui a été repris dans des pays très différents, le mouvement féministe qui secoue les places des villes du continent depuis 2015 ébranle les études de genre de la fin du XXe siècle et remet en place des corps sexués, actifs, critiques de leur infériorisation et de leur racialisation, par le biais d’actions féministes actuelles pour la défense de la vie des femmes. C’est un féminisme qui s’est nourri des mouvements des résistances des femmes autochtones contre la destruction de leurs territoires par une modernisation génocide et écocide, du féminisme classique, des mobilisations populaires urbaines pour le logement, le transport et l’accès à l’eau, des études de genre, de la lutte contre la disparition forcée et des organisations de mères de disparu/es, des dénonciations contre le harcèlement et les abus sexuels commis par les hommes dans les écoles, au travail et même au sein de l’activisme politique, des migrations internes et internationales de femmes qui fuient la violence et la dégradation territoriale, des luttes pour le droit à l’éducation et à la santé, et de la récupération des idées de démocratie directe qui se produit de manière autonome dans la société, et qui furent violement effacées par la répression du capitalisme financier d’Etat de la fin du XXe siècle. C’est un féminisme qui ne dépend pas d’une figure d’autorité (une chef ou leader) pour maintenir la congruence avec le discours collectif qu’il utilise pour exprimer ses émotions – principalement, le désir et l’urgence de surmonter la peur et la rage de vivre dans ce monde injuste – et ses idées – le remaniement de la justice en relation avec la loi et les peines de prison- (Gargallo Celentani, 2019).
Les groupes féministes qui se disent féministes décoloniales ne sont pas homogènes. Les secteurs influencés par l’anthropologie féministe décoloniale de Rita Laura Segato, qui soutient que le patriarcat est essentiel à la colonialité du pouvoir et à ses stratégies de contrôle social, appuient activement les mobilisations des femmes contre l’oppression et la violence et pour le droit au contrôle de leur maternité. Selon ces secteurs du féminisme décolonial, la cruauté que subit le corps des femmes violentées, violées et tuées massivement dans les foyers et les rues d’Amérique est la marque d’une guerre contre les femmes, qui a pour but de privatiser la vie, la productivité, la reproduction, la fête, les motifs d’inquiétude et de déraciner ainsi les communautées qui s’articulent autour des femmes.
Le collectif Actoras de Cambio, au Guatemala, considère que la décolonisation est un processus politique de dialogue entre des femmes qui ont des expériences en commun et décident de se reconstruire après avoir vécu l’horreur. Actoras de Cambio participe aux mobilisations de la vague féministe car le collectif affirme qu’il est possible de créer un monde juste, de respect et de liberté pour les femmes, où le viol, la guerre et le racisme ne seront plus tolérés ni considérés comme normaux.
Par contre, les féministes décoloniales qui mettent l’accent sur la racialisation et l’invisibilisation des apports épistémiques des femmes noires et des peuples autochtones considèrent que la vague féministe latino-américaine est blanche (ou métisse blanchisée), urbaine et n’est pas suffisamment attentive à l’eurocentrisme, au racisme et à la colonialité dans sa théorisation féministe. (Espinosa Miñoso, 2014:7)
Or, les théories décoloniales et la vague féministe latino-américaine des années 2010 sont inconcevables sans une Histoire des idées philosophiques sur l’identité latino-américaine, les narratives nationales sur celle-ci, la construction hégémonique des discours sur les migrations et les métissages, ainsi que les contre-discours de l’autodétermination des femmes, des peuples autochtones et des noir-e-s invisibilisé-e-s.
Les pratiques théoriques des féministes qui réclament des politiques de justice pour les femmes rendent compte d’une Histoire constamment révisée, d’un dialogue d’ontologies plurielles, d’une reconnaissance des corps avec et sans pouvoir, oppressifs ou en résistance, limitant ou exigeant des droits, qui vivent sur des territoires transformés par l’invasion coloniale, la traite de personnes, la christianisation avec ses rôles de genre, la militarisation, l’exploitation minière, l’élevage bovin, l’imposition violente, sans aucune consultation ni aucun accord, de projets de modernisation privés et publics.
Après les processus d’indépendance du XIXe siècle, les idées philosophiques se déplacent sur une géographie élargie, même si les Etats américains se construisent sur les frontières coloniales, ne prenant pas en considération l’unité territoriale des nations qui y vivent. Les conflits entre conservateurs, libéraux, positivistes ont lieu sur tout le continent, ainsi que les génocides républicains des peuples autochtones, considérés par les créoles* parvenus au pouvoir comme incapables de progresser.
Les résistances autochtones, ainsi que les mouvements anarchistes-socialistes qui se produisent au XIXe siècle et les luttes contre l’esclavage, minent le progressisme blanchissant et euro-centriste du libéralisme des États américains, qui prétendaient, du moins en Argentine et au Brésil, se moderniser et s’industrialiser grâce à l’importation de migrants européens.
Mais les règles migratoires par rapport aux Européens n’ont pas pu éviter la présence d’anarchistes, de socialistes et de féministes entre les nouveaux arrivés. Et les États libéraux n’ont pas pu non plus maintenir la censure catholique et le contrôle racial sur les étudiants, les bureaucrates et les militaires. Des personnalités très particulières ont traversé le paysage intellectuel latino-américain du XIXe siècle pour influencer jusqu’à l’époque contemporaine la critique sociale avec leurs idées. Premièrement le philosophe, pédagogue et écrivain vénézuélien Simón Rodríguez (1769 – 1854) qui a adapté la presse à une nouvelle langue latino-américaine, avec sa grammaire et son orthographe, et qui considérait que l’éducation était un droit tout autant que la liberté dans l’apprentissage et que, pour cela, il fallait admettre à l’écoles les enfants qui naissaient hors mariage, les filles et les garçons, noirs, blancs, indiens et métis (Rodríguez, 2018). La féministe socialiste Flora Tristan (1803 – 1844) qui a laissé un témoignage impressionnant des premières années du Pérou indépendant et de la vie des femmes, dans son livre Pérégrinations d’une paria (1833 – 1834). Le spiritualiste chrétien anarchiste et socialiste Francisco Bilbao (1823 – 1865), qui, étant anticlérical et franc-maçon, a proposé la « désespagnolisation » de l’Amérique et a été expulsé du Chili, son pays. La péruvienne Clorinda Matto de Turner (1852 – 1909) qui est devenue en 1889 la précurseure de la littérature indigéniste d’Amérique avec Aves sin Nido. L’avocat nahua Ignacio Manuel Altamirano (1834 – 1893), qui était radicalement libéral et donc égalitaire. Franc-maçon comme son contemporain zapotèque Benito Juárez (1806 – 1872), qui est devenu président de la République mexicaine en 1858, Altamirano a écrit de nombreux romans, fondé des écoles et quand on lui a demandé s’il pouvait représenter le Mexique en tant que diplomate, il a répondu qu’il parlait espagnol, français, allemand, italien, anglais et nahua, toutes des langues utiles pour la politique. Je ne nomme que six personnes d’une pléiade de penseurs anti-hégémoniques dont l’étude dépasse les limites d’une conférence.
Le XXe siècle en Amérique s’ouvre avec la Révolution Mexicaine qui a donné lieu aux droits sociaux ou droits humains de deuxième génération, la première armée moderne avec des femmes combattantes et officières, la première campagne d’alphabétisation du monde. En 1916, se déroulèrent deux congrès féministes à Mérida où l’on discuta le désir sexuel chez les femmes ainsi que les droits à l’instruction, à voter, à conduire, à l’égalité dans le mariage et aux contraceptifs. Les théories décoloniales latino-américaines dérivent de cette histoire, de la sociologie et de l’anthropologie critiques, ainsi que de la littérature revendiquant l’expression de la négritude du martiniquais Aimé Cesaire (1913 – 2008), de la dénonce de la psychopathologie de la colonisation de Frantz Fannon (1925 – 1961), de l’économie critique de la Théorie de la Dépendance, de la littérature de José María Arguedas (1911 – 1969), des cercles de pensée andine de Silvia Rivera Cusicanqui (1949), du féminisme anti-universaliste, autonome, populaire et antidictatorial du Chili. En fait, les théories décoloniales n’ont pas été une rupture contre l’hégémonie de l’ontologie occidentale mais un point d’arrivée de différents langages articulés avec son temps et son emplacement historique, comme affirme la philosophe mexicaine María del Rayo Ramírez Fierro (1961) (Ramírez Fierro, 1994: 55).
Elles sont beaucoup plus liés à la tradition philosophique latino-américaine, l’économie marxiste et les littératures engagées du XIXe et du XXe siècles, qu’aux théories postcoloniales qui se sont produites dans les anciennes colonies britanniques d’Asie et d’Afrique. Les auteurs postcoloniaux proposaient des « études subalternes » de la théorie marxiste (Chakravarty et Guha étant les auteurs les plus connus) ou des « études postcoloniales » qui dans les universités de langue anglaise portaient sur les effets du colonialisme sur la construction de l’Occident moderne depuis le XVIIIe siècle (Said, Spivack, etc.).
Une généalogie de la résistance épistémologique, politique, linguistique, écologique et sexuelle des peuples et des nations qui ont résisté/combattu/évité une colonisation de longue durée, depuis 1492, se mélange à une production intellectuelle qui existe de façon souterraine depuis l’origine de la colonisation. L’apparition d’une pensée noire latino-américaine a eu lieu dans les pays où la population noire est majoritaire. Marcus Garvey (1887 – 1940) avait bâti son idée du Panafricanisme entre la Jamaïque, le Costa Rica et New York déjà dans les années 1910, influençant les pays caribéens et le Bélize. Quand les écrivains et écrivaines des Antilles ont rencontré les écrivain-e-s d’Afrique, en particulier Césaire, Senghor, Suzanne Roussi et Léon Damas, en 1935 à Paris, ils se sont reconnu-e-s dans la culture de l’anticolonialisme radical, ils avaient déjà une base.
Sur le continent, depuis le XVIe siècle, la résistance à l’ordre des conquérants, qui préconisait une obéissance à la volonté divine du pouvoir militaire de la couronne, n’a pas concerné exclusivement les descendant-e-s des peuples autochtones et les européen-ne-s envahisseurs, mais aussi les peuples enlevés en Afrique. Des ontologies ou cosmovisions différentes (entendues comme différentes structures conceptuelles systématisées qui correspondent à des formes de compréhension de la réalité) ont adapté les concepts européens de l’organisation du monde et de l’humanité, produisant ce que Carmen Rovira Gaspar (1923) a appelé les éclectismes américains (Rovira, 2004) et les premières idées sur les droits des personnes chez les premiers évangélisateurs (Rovira, 1979).
Plus de 2000 langues se parlaient en Amérique avant la colonisation et chacune d’elles contenait des conceptions distinctes sur la relation des êtres humains avec la nature, les divinités et l’ordre du monde, ainsi que des relations de genres socio-sexuelles très différentes (aucun peuple ne considérait l’existence exclusive de femmes et d’hommes hétérosexuels dans l’ordre social et cosmologique des complémentarités, sauf –et ce n’est pas tout à fait sûr- les pouvoirs militaires des Méxicas, connus sous le nom d’Aztèques et l’organisation incaïque).
Si tous les peuples américains ont subi l’imposition coloniale, tout le système colonial a dû répondre aux résistances armées de différentes organisations socio-rituelles-politiques avec leurs idées, religiosités et comportements sexuels qui ne répondaient pas à la soumission des femmes ni à la persécution des homosexuels. La conquête de La Española s’est réalisée en 1492, mais les Caraïbes noirs ou Garifunas, les métis de Caraïbes et les Noirs ayant fui l’esclavage, ont résisté à la colonisation des Antilles jusqu’à leur défaite par les Anglais en 1797. De même, si Mexico-Tenochtitlan est tombé en 1523, les peuples Chichimèques ont résisté jusqu’en 1791 et les Chiricahuas jusqu’en 1886.
La violence militaire, la imposition brutale du catholicisme, l’exploitation du travail ont provoqué la mort de la majorité des peuples, mais de nouvelles formes d’organisation politique, communautaire et autonome ont vu le jour en même temps que prenaient forme des expressions hétérodoxes chez les blancs et les métis qui remettaient en question le joug colonial. Le 3 juillet 1549, le débat entre deux dominicains, Bartolomé de las Casas (c. 1484 – 1566) et Juan Ginés de Sepulveda (1494 – 1573), partisans de positions opposées sur la colonisation, a paralysé la brutalité initiale de la Conquête. Bartolomé de las Casas se présentait comme le défenseur des Indiens. Il prétendait améliorer la représentation autochtone au sein des institutions coloniales autant en Nouvelle-Espagne qu’en Castille (Las Casas, 1951). Pour diriger son combat contre le groupe de colonisateurs militaires qui aspirait à un pouvoir illimité sur les peuples vaincus, Las Casas agissait entouré d’un groupe de religieux et de quelques civils, espagnols, métis et mayas, qui visait l’importance de la défense des Indiens et, aussi, des Africains enlevés et soumis à la traite pour être asservis en Amérique.
Autrement dit, en Amérique naissait une modernité qui fondait l’occidentalité du colonialisme, organisant le racisme contre les vaincus comme un système de contrôle qui empêchait la mobilité des classes sociales et le bouleversement de la classe politique européenne en Amérique. Mais elle ne naissait pas sans contradictions. Pendant toute l’époque coloniale, les pouvoirs inquisitoriaux des vice-royaumes ont lutté contre des hérésies et des projets autonomistes qui prévoyaient l’égalité politique des créoles, des autochtones et des métis. Selon Concepción Zayas, l’hermétisme au XVIIe siècle a servi à justifier des « idées patriotiques » chez les créoles : représentations symboliques et allégories ont été utilisées pour montrer de manière allusive et indirecte les principes de la philosophie naturelle, l’alchimie spirituelle, la magie naturelle, la religion et aussi des idées contre les maris violents, la pauvreté des femmes dans le mariage, les droits des indiens. (Zayas, 2014 : 540-542). A la même époque, à l’Audience de Quito, les paysans kichwas ont fait usage, en défense de leurs intérêts territoriaux, de la législation que les espagnols leurs imposaient, exigeant pendant les XVIIe et XVIIIe siècles la présence d’un « protecteur des naturels», presque toujours un religieux. Ce protecteur à l’Audience a souvent été au centre de demandes contradictoires, il n’avait souvent pas la force nécessaire pour imposer des décisions et son poste n’était pas précisément une garantie d’immunité contre les pressions des autochtones et du vice-roi. Cependant, l’examen des principes qui ont inspiré son existence légale constitue une fenêtre pour étudier un système qui créait des protecteurs pour des peuples qu’il voulait dominer. (Bonnett, 1992)
Pendant l’époque républicaine, qui, selon Gladys Tzul Tzul, a été la continuation de la domination coloniale pour les blancs locaux, qui voulaient que les terrres communales disparaissent pour imposer la propriété libérale (Tzul Tzul, 2016), comme on l’a déjà vu, de nombreuses expressions divergentes de la rationalité hégémonique se sont reproduites.
Mais voyons d’où vient plus précisément la colonialité du pouvoir, concept à l’origine des théories décoloniales contemporaines. En 1928, José Carlos Mariategui (1894 – 1930) affirmait que le processus de l’économie coloniale en Amérique latine n’était pas fini (Mariátegui, 2010:35) parce qu’il avait réussi à y imposer une hétérogénéité structurelle qui servait au système capitaliste. En 2000, Quijano a repris cette idée pour affirmer que la classification sociale de race, genre et classe soutient la colonialité du pouvoir et que celle-ci constitue le modèle mondial du système capitaliste:
La colonialité est l’un des éléments constitutifs et spécifiques du modèle global du pouvoir capitaliste. Elle se fonde sur l’imposition d’une classification raciale / ethnique de la population mondiale comme pierre angulaire de ce modèle de pouvoir, et opère sur chacun des plans, des domaines et des dimensions, matériaux et subjectifs, de l’existence quotidienne et au niveau social. Elle prend naissance et se mondialise à partir de l’Amérique. Avec la constitution de l’Amérique (latine), en même temps et dans le même mouvement historique, le pouvoir capitaliste émergent devient mondial, ses centres hégémoniques s’installent dans les zones situées sur l’Atlantique –qui seront plus tard connues comme l’Europe–, et, en tant qu’axes centraux du nouveau modèle de domination, s’établissent également la colonialité et la modernité. En d’autres termes: avec l’Amérique (latine), le capitalisme devient mondial, eurocentré et la colonialité et la modernité s’installent, jusqu’à ce jour, comme axes constitutifs de ce modèle de pouvoir spécifique (Quijano, 2007 : 285-286).
Quijano n’a pas posé la question de la colonialité des genres socio-sexuels. Rita Laura Segato s’en occupera, en soutenant que dans le patriarcat colonial moderne prend place la colonialité de genre : «la cruauté contre les femmes et leur impuissance augmentent à mesure que la modernité et le marché se développent » (Segato, 2010).
Ces définitions germinales des théories décoloniales latino-américaines remontent à la Théorie de la dépendance qui, pendant les années 1970-1980, soutenait, dans le cadre d’un marxisme critique de l’eurocentrisme de Marx, que les formes de l’exploitation du travail et des matières premières latino-américaines étaient d’origine coloniale et produisaient et reproduisaient la dépendance économique et technologique du continent. En dialoguant avec les « dépendantistes », autant qu’avec les militant-e-s populaires et les paysan-ne-s et les autochtones, Pablo Gonzalez Casanova en 1963, Rodolfo Stavenhagen en 1969 et Silvia Rivera Cusicanqui en 1992 avaient proposé une analyse du « colonialisme interne » des pays latino-américains pour comprendre la réalité du pouvoir et de la société qui domine et qui offre une résistance à l’oppression, à l’exclusion et à l’invisibilisation. Le colonialisme interne se produit dans les domaines de l’économie, de la politique, de la société et de la culture et fait son évolution dans les États nationaux qui soutiennent le capitalisme contre les autonomies populaires qui résistent à l’exploitation y tendent au socialisme et à la libération. (González Casanova, 2006: 409)
Le parcours des idées politiques et philosophiques en Amérique Latine, selon Horacio Cerutti, nous offre toujours des sentiers éducatifs qui mènent à des propositions, des utopies ou des plans pour une libération. L’abandonner est dangereux ; l’oubli n’est pas seulement douloureux, il conduit aussi à un retard, à un recommencement obligatoire, à une déviation des chemins pour surmonter les injustices sociales, dont les discriminations intellectuelles d’un capitalisme qui cherche à faire taire les penseurs d’un monde inférieur (tiers, en voie de développement, sous-développé, etc.) qui doit seulement produire pour le bien-être des secteurs privilégiés de l’économie et ne doit pas se consacrer à la production théorique, ni aux arts. (Cerutti, 2000)
En 2008, la Biblioteca Ayacucho, l’une des maisons d’édition les plus prestigieuses du Venezuela, m’a invitée à organiser une anthologie historique des écrits des femmes latino-américaines. Une anthologie de la pensée féministe produite en Amérique latine, ouverte à toutes les relations possibles entre les personnes –sexuelles, affectives, sociales, culturelles et avec l’État-, ne pouvait se limiter au catalogue des lectures sélectionnées et analysées par une seule femme, d’un seul pays, d’une vaste région. Elle ne pouvait pas non plus rester circonscrite à la préférence des textes d’une ligne de pensée féministe ou de la production du groupe de femmes blanches ou métisses qui avaient accès à l’éducation, aux services et à la parole publique.
La presque totalité de la production idéologique et politique des femmes autochtones, noires et blanches pauvres du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle n’a jamais été écrite, parce qu’elles étaient formellement analphabètes, quoique productrices d’une pensée et d’une culture. Par exemple, à la fin du XVIIIe siècle, les actes de Baraounda, épouse du chef Garifuna Satouyé, protoféministe noire et autochtone, étaient légendaires pour son peuple, mais la mémoire de ses idées et de ses actions anticolonialistes ne se trouvent que dans certaines chansons que les femmes garifunas chantent toujours au Honduras et au Bélize. Quelque chose de semblable s’est produit avec l’histoire et les idées des femmes des mouvements communautaires proto-indépendantistes de Colombie et du Paraguay; les femmes qui participaient aux centaines de soulèvements autochtones au cours de la colonie, et aux mouvements anticolonialistes de Tupac Amaru (1738 – 1781) et Micaela Bastidas Puyuqawua (1744 – 1781), et Tupac Catari (c. 1750 – 1781) et Bartolina Sisa (c. 1750 – 1782) dans les Andes. Les femmes soldats de la révolution mexicaine n’ont rien écrit non plus, ni les révolutionnaires qui accompagnaient Sandino (1895 – 1934) au Nicaragua et Farabundo Martí (1893 – 1932) au Salvador. Leurs histoires sont devenues mythes et chansons. Et, bien sûr, l’histoire «officielle», celle qui tient les registres et choisit ce qui mérite d’être enregistré, a fait un énorme effort pour effacer les papiers qui mettraient en péril sa politique d’exclusion: cette histoire a gardé seulement les lettres de simples citoyennes aux insurgés et révolutionnaires pour souligner qu’elles ont participé en tant qu’épouses, filles et sœurs.
Enfin, pour surmonter partiellement ces limites et mon incapacité à recueillir toutes les idées féministes, j’ai fait appel au moteur principal de la réflexion latino-américaniste, c’est-à-dire à la pratique du dialogue des idées. Universitaires et militantes, nous nous sommes écoutées du Mexique à l’Argentine, du Venezuela au Honduras et du Brésil au Guatemala, pour tisser une récupération de notre histoire et reconnaître une tradition féministe qui n’a jamais été hégémonique, mais qui a toujours existé et qui peut maintenant faire connaître la culture des femmes du monde entier. De la poésie des femmes aztèques jusqu’à la production intellectuelle des féministes réunies à Bogotá en 1981 pour la première Rencontre féministe d’Amérique latine et des Caraïbes, on a retrouvé des pamphlets, des plaintes adressées aux autorités, des poèmes, des essais sur l’égalité des femmes et leur droit à l’éducation et à participer à la vie politique. Les femmes noires et autochtones qui apprenaient à écrire ont manifesté leur rejet de l’esclavage, de la violence familiale et se sont prononcées pour la défense de leurs coutumes. Les féminismes latino-américains se sont toujours nourris d’idées provenant de traditions populaires et de regards peu institutionnels par rapport au domaine colonial. La soumission à un épistémè eurocentriste ou pro-Amérique du Nord est tout à fait universitaire et bureaucratique, ayant été remise en question par celles et ceux qui s’opposent aux systèmes de contrôle économique, sexuel et social figés par les États. Si les féminismes latino-américains ont étudié et repris les idées féministes produites dans le nord du monde, c’est qu’elles se présentaient comme internationalistes, pas comme universelles. Aujourd’hui une féministe xinka-maya comme Lorena Cabnal affirme que tout ce qu’elle a étudié des autres femmes, même européennes et anglophones, lui sert à transgresser le système colonial du Guatemala et le patriarcat des hommes de sa communauté. « Le fil de la pensée, de la parole et de l’action féministe communautaire m’a amenée à voir l’importance de tisser des pensées avec d’autres femmes, soit autochtones des divers peuples autochtones, soit «occidentales», parce que je pense qu’il nous convient à toutes de promouvoir des espaces et des rencontres pour réfléchir, oser démonter et déconstruire collectivement les transgressions et les propositions d’une nouvelle vie. » (Cabnal, 2010: 25)
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